Duda Moraes les fleurs ont toujours raison
Les fleurs ont toujours raison
Joyeux et chaotique, jusqu’à l’envahissement, le débordement presque intrusif voire impudique des formes exulte. Duda Moraes crée des profondeurs et des éblouissements qui submergent notre rétine avec persistance, composés d’éclats et d’aplats parfois opaques et enfermés. On tente de se frayer un chemin dans cet univers tentaculaire formé par une succession de couches. Les échelles prolifèrent, du macro au micro, une ambigüité s’en dégage : entre force et fragilité, on assiste à une danse aussi radieuse qu'inquiétante.
Comme si la peinture n’était pas encore sèche, la couleur semble fléchir, s’affaisser, tomber. À partir de gestes esquissés, de contours rehaussés, les couleurs s’étalent. Les fleurs sont contenues dans des vases. Ils ont tendance à disparaître, tant Duda Moraes développe un travail expressionniste qui dépasse la représentation littérale.
« Je ne peins pas les fleurs, ce sont les fleurs qui me font peindre » dit-elle. La forêt tropicale n’est pourtant pas aussi colorée que ses grandes peintures nous le font croire : le climat, l’humidité et la luminosité flamboyante du Brésil diffusent des variations de couleurs parfois extrêmes. Ici, s’exprime la quintessence de la recherche de Duda Moraes. Elle s’inspire toujours d’images glanées, puis s’en détache rapidement, par l’action du geste et de la couleur entremêlés. Auparavant, ces images relevaient d’une nostalgie du pays lointain : la saudade la réchauffait.
Depuis son arrivée en France en 2017, le processus créatif de Duda Moraes
traverse la maturité. Sa peinture est sans cesse habitée par le souvenir carioca, son atmosphère chaude et moite. Elle est désormais en quête d’affirmation et se présente d’une nouvelle façon à sa ville natale, Rio de Janeiro. Son identité s’est imprégnée d’une autre culture : le climat continental infuse la pratique artistique et décale peu à peu le propos. Aujourd’hui, on sillonne les méandres d’une peinture qui dévoile l’empreinte des couleurs utilisées successivement. On discerne alors une mémoire de la peinture : Duda Moraes accumule les strates de formes, révèle les évolutions tectoniques de sa peinture. Comme lors du passage d’un seuil, le corps
entre dans la toile. Ce portail est constitué d’une toile de fond abstraite recouverte de motifs figuratifs. La sensation des couches et l’apparition de la lumière viennent des profondeurs. Parfois, les tranches fluorescentes se reflètent sur les murs et créent des auréoles autour des iris, des narcisses, des pivoines, des arums ou des tulipes perroquet. Peu à peu, l’artiste se déplace. Elle tente de peindre sur soie ou aborde la couleur par le prisme de nouvelles techniques comme la céramique. Les tissus sont découpés, les fleurs apparaissent sous la forme de collages textiles, cette fois-ci à
partir de motifs européens. À travers ces expérimentations, Duda Moraes
décortique, démembre et malaxe le processus pictural.
Au cœur de l’exposition, un long polyptyque fonctionne comme . Panorama immersif d’un geste continu, la peinture fragmentée nous donne la
sensation d’être dans la forêt, tout contre les plantes. L’artiste joue avec le hasard d’une réunion de six peintures créées indépendamment les unes des autres, pour produire finalement cette jungle tropicale, et dépasser le format classique du tableau. Elle tend la toile sur le châssis, soupèse la forme et visualise, avant de peindre, l’espace qui entoure ce cadre rigide. Depuis qu’elle s’est emplie de la lumière de l’hémisphère nord, elle s’éloigne de ce qui la nourrit depuis toujours et s’intéresse aux végétations européennes, plus timides et silencieuses. Elle développe alors un intérêt pour l’empiècement, le patchwork, l’expérience textile abordée par le prisme de la picturalité. La couture lui permet de fixer la composition en canalisant le geste. Son regard tropical est influencé par un matériau qu’elle voit
comme typiquement occidental, composé de morceaux récoltés et chutes de tissus épais aux couleurs sombres. La vitalité de l’artiste se fonde sur un aller-retour permanent, une traversée mentale de l’océan Atlantique, et se décline jusqu’à la découverte d’autres matières, pour observer les réactions de la fibre au flux incessant des tiges, pétales et bourgeons. Face aux œuvres textiles, trois toiles plus petites représentent les fleurs européennes, qui semblent plus décoratives. On passe à travers cette métamorphose. Enfin, on contemple une ardeur désespérée, mouvementée comme la vie, cahotée par les sentiments contradictoires. Duda Moraes répond à ce que la peinture lui demande, avec des gestes rapides, une profusion incessante, une pratique très intense de l’atelier. Elle revient toujours vers la peinture, désosse le motif floral, pour créer de nouveaux espaces qui nous
englobent. L’exposition réunit un ensemble de formes interconnectées, les tiges naviguent dorénavant d’une échelle à l’autre, d’une surface accrochée à une suspension, d’une image fantasmée à une réalité.
__ Élise Girardot, 2024